Parce que trop souvent les problématiques environnementales sont isolées des problématiques sociales au sein des organisations et des débats, réaffirmer l’inextricabilité de ces enjeux est essentiel. Je laisse aux spécialistes du climat, le soin de réaffirmer ce lien au niveau global, je me contenterai pour ma part de le faire, à mon échelle de connaissance, c’est-à-dire dans le numérique. Pour parler de l’empreinte de ce dernier et tenter de la réduire, les acteurs du changement dans le numérique s’appuient sur la notion de numérique responsable. Aujourd’hui pourtant, cette notion embrasse, dans une grande partie des cas, une acception réduite à l’empreinte environnementale du numérique alors qu’il conviendrait de parler d’un ensemble élargi d’enjeux incluant à minima l’éthique, l’inclusion, la parité et la sécurité.
Eco is the new bio
Il y a quelques années le tout “bio” devait nous sauver de notre incapacité à traiter notre planète correctement, particulièrement dans l’alimentation. Pour autant, le bio est passé par là, et la situation globale ne s’est pas franchement améliorée. Désormais, place au terme “éco”.
Eco fait écho bien souvent à l’écologie, et non l’économie, en tout cas pas autant. Apposé un peu partout comme un label, il renvoie, dans la plupart des cas, à une empreinte carbone qui serait réduite par rapport à l’existant précédent qui lui n’était pas “éco”. Désormais, tout doit être éco, éco-conçu, éco-responsable pour éviter l’écocide. L’écotaxe n’est pas la bienvenue, mais il est l’heure de l’éco-conduite sur une voiture « propre » achetée avec un éco-chèque. Si nous habitons un éco-quartier, pratiquons l’éco-tourisme et adoptons des gestes éco-responsables, nous souffrirons peut-être moins d’éco-anxiété. Et si cela ne suffisait pas, nous pourrions passer à l’éco-colère. Eco is the new bio, éco résoudra tous nos maux !
Mais cette sémantique dans laquelle un certain nombre d’entre nous peut se projeter renvoie en réalité à une petite part de l’urgence. S’emparer du problème de l’urgence climatique en mettant le cap sur le tout économie carbone est une intention louable et semble répondre à l’immédiate problématique de lutte contre le dérèglement climatique. C’est pourtant oublier plusieurs grandes parties de l’équation sans lesquelles on ne pourra rien résoudre.
Pour illustrer mon propos, je vais donc m’appuyer sur le numérique dit “responsable” dont l’enjeu est dans sa très grande majorité centré sur la réduction de l’empreinte carbone du numérique.
Parler vraiment de numérique responsable
Les pionniers du sujet de l’empreinte du numérique ont d’abord parlé de Green IT, se focalisant uniquement sur son empreinte carbone, avant d’aller vers le terme “numérique responsable” : c’est bien qu’il ne suffisait pas de parler seulement d’empreinte environnementale du numérique. Pourtant aujourd’hui, malgré le changement de dénomination, les discours se concentrent toujours autant sur l’empreinte environnementale, du numérique (elle-même souvent cantonnée à l’indicateur carbone et non étendue à l’ensemble des ressources naturelles consommées) et se contentent de distiller un soupçon d’attention aux problématiques sociales et sociétales ; un soupçon, une lichette, juste pour ne pas les oublier, au fond à droite, à la fin du sous-titre de la conférence pour dire qu’on y a pensé et se dédouaner ainsi successivement des enjeux d’objet d’innovation, de parité, d’éthique dans les business du numérique, de surexploitation des données, du manque d’inclusion ou encore de fracture causée par le tout numérique.
Alors, comment embrasser réellement une acception plus globale du terme numérique responsable ?
De la fabrication aux usages, l’empreinte est globale
On entend énormément parler de réduction. Les objectifs sont fixés et les lois obligent peu à peu. Il faut donc réduire. Ainsi, au niveau numérique pour frapper là où il y a de l’impact, il faut chercher à agir au niveau des équipements :
- réduction de la quantité,
- allongement de la durée de vie,
- création d’une seconde vie,
- utilisation de matériel plus responsable voire, idéalement, reconditionné.
De l’empreinte environnementale à l’empreinte sociale
Mettre en place une stratégie en entreprise permettant la mise en place de ces actions, permet une réduction conséquente de l’empreinte carbone de l’organisation liée au numérique. Dont acte. Mais en y regardant de plus près, on voit aussi que :
- donner une seconde vie aux équipements permet de créer des filières d’emplois locaux ;
- utiliser du matériel plus responsable contribue à limiter le travail d’enfants dans des mines à ciel ouvert par exemple, ou contribue à limiter le travail qui s’exerce dans des conditions qui n’offrent pas de droit à la sécurité ni à une rémunération décente ni à des horaires encadrés dans des pays éloignés de l’Europe.
- Allonger la durée de vie des équipements met les équipes de conception de services numériques face à la nécessité d’adapter leurs interfaces pour donner la possibilité au plus grand nombre d’accéder à leurs services en ligne quelle que soit la récence de son équipement.
Du matériel aux usages, on constate donc que l’enjeu dépasse le gain d’empreinte carbone immédiat.
A propos de la mesure de l’empreinte carbone
Si on fait un focus sur la mesure de l’empreinte du numérique, les chiffres restent très disparates, et chaque étude produit de nouvelles réponses, réévaluées à l’aune du nouvel indicateur, de la nouvelle donnée disponible. Le seul consensus s’établit autour du fait que la majorité des impacts se situent dans la fabrication des équipements et donc dans une moindre mesure au niveau des usages.
Compte tenu de l’incertitude des chiffres, il semble d’autant plus important de ne pas considérer la consommation énergétique de l’usage d’un service numérique à un instant T comme l’enjeu central de l’éco-conception de services numériques. En y regardant de plus près, on voit que l’éco-conception peut permettre :
- de faire fonctionner le service sur des équipements vieillissants étant loin d’avoir la dernière version de l’OS installé ;
- de faire fonctionner le service sur un réseau de faible qualité ;
- de développer un service composé seulement des fonctionnalités réellement utiles et utilisables ;
- de faciliter des usages dits responsables chez les utilisateurs ;
- de créer un design dit responsable, c’est-à-dire respectueux des utilisateurs, en particulier de ses données personnelles.
De l’écoconception à la conception responsable
De l’éco-conception à la conception responsable, il n’y a qu’un pas mais qui peut permettre d’embrasser plus largement le sujet. Ainsi la conception responsable doit contribuer à :
- questionner avant tout la raison d’être de l’innovation ou du service numérique à créer ;
- questionner les fonctionnalités souhaitées et les réduire à l’essentiel ;
- créer des usages dont l’empreinte globale est réduite ;
- offrir des services plus transparents, moins captifs et moins invasifs.
- ne pas forcer le renouvellement du matériel pour consulter le service créé ;
- réduire la fracture numérique pour les personnes situées dans des zones de faible connectivité ;
- faciliter l’utilisation d’un service par un plus grand nombre grâce à la mise en place d’une démarche d’accessibilité.
De ces sept constats, on peut donc légitimement affirmer que la conception responsable contribue, à rendre, certes un service numérique plus soutenable pour la planète mais également plus utile, plus utilisable et plus utilisé d’une part, et plus éthique, plus inclusif, plus accessible, en somme plus vertueux d’autre part.
La parité, un sujet de seconde zone ?
La parité, notamment au sein des métiers du numérique, apparaît toujours comme une problématique à part où les organisations n’auraient que très peu de prise et dont la résolution ne viendrait pas répondre aux urgences actuelles. Montrer sa sollicitude oui, en parler, pourquoi pas mais pas trop – car « on fait ce qu’on peut et les choses ont déjà bien changé, de toute façon nous on a aucun problème à ce qu’il y ait des femmes dans nos métiers du numérique et même si nous en voulions plus, on les trouve où dans les CV qu’on reçoit ? », chercher à résoudre, certainement pas.
Alors, parité, enjeu de seconde zone ? A cela je n’ai qu’une réponse : cela ce saurait si des équipes composées uniquement d’hommes allaient sauver le monde ! Il n’y a qu’à voir où nous l’avons conduit (nous les hommes) !
Et on continue : 79% des startups financés en 2020 sont composées d’équipe non-mixte (et uniquement d’hommes bien sûr)… Formidable ! les investisseurs financent leur congénères afin de reproduire les mêmes modèles : men everywhere, business as usual. Pouvons-nous raisonnablement penser que les licornes françaises vont contribuer à sauver le monde quand on voit la photo de famille ?
L’IA ne pense pas bien
En lien direct avec le numérique, penser que l’IA sera dite « responsable » demain alors que seulement 12% de femmes voire moins sont impliquées dans ces métiers, c’est croire une fois de plus que seuls les hommes seront capables d’inventer les modèles équitables et durables de demain.
D’ailleurs, preuve en est – s’il fallait encore en apporter – que les hommes ne se préoccupent pas assez de ces sujets : en 2019, selon l’étude du cabinet Birdeo, 2/3 des professionnels des métiers du développement durable sont occupés par des femmes. Deux-tiers. Etude qui s’illsutre bien – s’il le fallait encore – avec la photo de famille (NDLR : des licornes françaises) : la seule femme présente sur scène est… directrice RSE d’une de ces startups.
Je nous propose donc d’arrêter de croire que les hommes changeront le monde et de convenir qu’il est urgent d’accélérer sur le sujet de parité au même titre que la réduction de l’empreinte carbone de l’humanité. Il faut tendre vers un modèle où il y a autant de femmes que d’hommes pour construire un monde plus vertueux. Les choses ne changeront pas en un jour, mais il faut mettre en place les moyens d’une nécessaire accélération du mouvement. CQFD, l’ODD #5 n’est pas moins prioritaire que les autres.
Collecte correcte exigée
Collecter, collecter, partout, tout le temps. L’enjeu n’est pas de savoir en premier lieu ce qu’une organisation peut faire de la donnée mais de maximiser la part de ce qui peut être collecté, avec toujours la peur de manquer. Collectons tant que ça rentre, de toute façon cela ne peut pas déborder, nos serveurs cloud sont scalables et on stocke beaucoup mieux qu’avant !
Cependant, contraindre la quantité de données accumulées à l’aune de l’empreinte carbone qu’elle pourrait générer me semble là aussi, comme pour la conception responsable de services numériques, un combat sans fondement assez puissant. En revanche, contraindre cette collecte de données à l’aune des moyens que l’organisation sera capable de mettre en œuvre pour la retraiter et la protéger d’une part, et pour la justifier, en terme d’image, auprès des personnes ciblées via l’usage de cette donnée d’autre part me semblent être un prisme nettement plus impactant. Ce sont d‘ailleurs les visées du RGPD. L’entreprise pourra valoriser cette démarche auprès des utilisateurs, toujours plus sensibles à la captation de leurs données, améliorant ainsi son image de marque.
Il est ainsi pertinent de questionner : la donnée collectée par l’organisation est-elle réellement utile ? Est-elle réellement utilisable ? En terme marketing, suis-je en capacité de réaliser une segmentation pertinente qui limitera mon intrusion ? Quelle est la durée de stockage envisagée et pourquoi ? Suis-je en capacité de me conformer à cette durée de stockage annoncée ?
La sécurité, la protection des utilisateurs, le maillon faible du Numérique Responsable
La sécurité reste un des maillons faibles de la chaîne numérique responsable. Pourtant, comme énoncé ci-dessus, la donnée est stockée en masse et représente une manne considérable pour les pirates. La généralisation du télétravail représente aussi un enjeu essentiel de protection des données de l’entreprise tout en en permettant l’accès en dehors de l’organisation. Mais les acteurs du numérique dit “responsable” tardent à ce saisir du sujet dans un domaine où pourtant beaucoup reste encore à faire.
Il convient de noter que quand on traite du numérique responsable sous un angle uniquement “calcul de l’empreinte carbone à un instant T”, le sujet de la sécurité peut encombrer : est-ce que les couches de sécurité qui s’empilent au-dessus des services sont compatibles avec les objectifs de minimisation de l’impact carbone direct d’un service numérique ? Pas si sûr.
Pourtant les expertes et experts du numérique responsable devraient se saisir du sujet et faciliter son décloisonnement. D’un point de vue environnemental, il conviendrait de questionner la compatibilité de la gestion de la sécurité avec la limitation du renouvellement des équipements et sans doute moins la consommation énergétique immédiate.
Et en regardant de plus près les enjeux de cybersécurité, on voit qu’y répondre peut permettre :
- de protéger les utilisateurs d’un service numérique ;
- éviter la fuite de données, mise ainsi à la merci d’utilisation malveillante ;
- donner confiance en votre service et plus globalement votre entreprise ;
- éviter des amendes, voire des poursuites en cas de fuite de données personnelles ;
- faciliter la continuité de service.
Ce sont autant d’éléments qui répondent aux enjeux sociaux et économiques que le numérique responsable se doit également d’adresser.
Uberisation, plate-forme, business & innovation responsables
Pour les entreprises du numérique comme pour n’importe quelle organisation, la démarche numérique responsable ne peut être décorrélée d’une démarche plus globale. Il convient ainsi pour chaque organisation de remettre en question son business model et interroger a minima son impact au regard des Objectifs de Développement Durable de l’ONU, sans quoi, le numérique responsable pourrait être perçu comme une volonté de greenwashing de l’organisation.
La responsabilité globale de l’entreprise doit s’élargir au-delà de la vision carbone : une division d’un facteur 5, 6, 8 des émissions carbone est demandée pour tenter de tenir l’accord de Paris ; nombreuses sont les organisations à s’engager pour y parvenir. Uber, par exemple, répond véhicules électriques ; Or quel que soit le coût écologique final d’un véhicule électrique (dont l’analyse du cycle de vie montre bien que l’électrique n’est pas le remède à tous les maux du transport individuel motorisé), vous ne pouvez pas prétendre diminuer votre empreinte avec des véhicules électriques si vous n’offrez pas des conditions de travail décentes aux personnes qui les conduisent ! Quelle chance donne-t-on aujourd’hui aux chauffeurs Uber de se préocupper d’enjeux de transition écologique lorsqu’on les paie une misère sans leur offrir de protection sociale ? Aucune.
La réduction de l’empreinte environnementale affichée par Uber est recréée au centuple ailleurs, loin des yeux des investisseurs et des clients.
Dans ce cadre, écoconcevoir, par exemple, l’application de réservation Uber serait un non-sens absolu et pas moins qu’une démarche de greenwashing si l’organisation venait ensuite à communiquer dessus.
De manière globale, pour l’ensemble des organisations, il convient donc de mêler plus fortement leur responsabilité sociétale à leur contribution à réduire leur empreinte carbone et/ou celle de l’humanité.
De l’impact carbone au changement global
Le grand enjeu du numérique responsable ne se trouve donc pas tant dans une potentielle capacité à réduire à un instant T une consommation de carbone mais plutôt d’être en capacité de trouver des solutions plus globales à l’ensemble des enjeux auxquels le numérique nous renvoie pour construire un monde plus soutenable : du social, de la parité, de l’inclusion, de l’éthique, de la protection, de la transparence. Autant de réponses à ces enjeux conduiront à façonner notre rapport au numérique et des services numériques écologiquement plus viables et donc plus soutenables pour la planète.
Opter pour une vision allant au-delà d’un prisme uniquement « carbone » n’enlève rien à l’objectif de réduction de l’empreinte environnementale globale, cela permet simplement de l’embrasser pleinement et durablement.
– – – – – – – –
Source de l’image de couverture : Drawkit.com